Je sais exactement quand tout cela a commencé. Quand j´ai eu cette étrange impression, telle une vague puissante, que quelque chose allait arriver, un grand changement, et que ma vie ne serait plus la même. C´est arrivé en plein hiver, dans un autobus, une journée très froide, épaisse, blanche. Une journée du mois de Janvier.
Je me trouvais dans l´autobus numéro 110 qui m´amenait à pas de mastodonte jusqu´à mon travail. C´était Janvier, j´ai dit. Un Janvier ferme, un Janvier dur et pâle comme une plaque de marbre usée par le Temps. Un Janvier où les temperatures, étranges et mystérieuses, étaient descendues en bas des 30 degrés sous zéro puis étaient remontées jusqu´a 15 au-dessus de zéro. Et plus tard la neige est arrivée, souple au début, étrangement légère et souple comme un nuage de poussière incandescent, puis s´était étendue sur tout permettant à la lumiere de la lune et du ciel d´offrir des couleurs métaliques, sombres et argentées à la fois, couvrant tout, les voitures, les toits, les routes, les maisons, les parcs, les chemins…
Nous étions comme dans un grand champ de lumière qui venait de la neige qui nous entourait.
Assise dans l´autobus je regardais avec surprise l´étrange spectacle d´une citée blanchie et habitée par des gros monstres en acier qui tiraient de la neige dans les airs pour laisser avancer les voitures. Et dans cet autobus régnait comme un silence lourd et chaud, presque tendre. Entre mes mains j´avais un livre que je n´avais pas ouvert, pas encore, je voulais comme m´impregner de cette sensation d´avancer dans un espace hors du temps, dans un autobus rempli de gens à peine réveillés, au milieu d´une ville argentée et froide et à peine éclairée par un soleil sombre, comme teinté par une couche de rouille.
Le livre que je lisais mais qui était fermé entre mes mains parlait de neige, lui aussi était habité par une épaisse masse qui avait decidé de descendre sur la terre, imperturbable, incessante, tenace. Il s´agissait du Sixième Hiver, de Douglas Orgill, une épopée sur l´apocalypse, un voyage vers l´enfer blanc. Il était entre mes mains ce livre sur la fin du monde tel que nous le connaissons et je regardais par la fenêtre et je sentais qu´entre le livre et cette réalité qui m´entourait il y avait juste une fine ligne bleue presque imperceptible et facilement franchissable. Et que j´étais au milieu de cette ligne, comme devant un précipice.
J´ai fermé les yeux, je me souviens alors de t´avoir vu, si clairement, ta peau de cuir, la couleur de ta peau que le soleil rendait presque d´or. Je t´ai vu, mon brontosaure, mon guide, mon ami. Je t´ai senti, les yeux fermés, j´ai senti ta puissance, ta présence, ta chaleur. Tu as bougé une de tes pattes de devant, et j´ai eu l´impression que des dizaines de papillons volaient autour de nous. Ta patte de devant a bougé, tu as levé la tête, un soupir s´est échappé de tes narines, presque un soupir de mer qui chante mais nous étions au milieu du désert, sous un ciel qui brillait tellement qu´il avait fallu s´arrêter et toi et moi nous avons alors fixé l´horizon.
L ´autobus avance lentement, mais moi je suis ici avec toi, et nous regardons au loin. As-tu senti la présence d´autres brontosaures? As-tu vu quelque chose là-bas au fond? As-tu vu d'autres amazones? Combien sommes-nous qui avons réussi a survivre cette journée d´un Janvier interminable, cet éclat interminable, cette folie interminable?
De nouveau une de tes pattes a bougé, si légèrement, mon chevalier.
Au milieu de ce désert immaculé, éclatant, au milieu de ce grand champ cuivré et vide par la force brisée du soleil d´avant, toi et moi regardons au loin d´autres brontosaures approcher, ce sont des petits points noirs dans l´horizon, des petits liens noirs qui s´approchent vers nous et mon cœur bat fort et le tient aussi, comme un Tam Tam je le sens vibrer tout prés de moi. Et je sais que nous allons rencontrer d´autres amazones et d´autres brontosaures et que de nouveau tout est possible.